David Lee Myers’s “Terrenus” reviewed by Solénopole

On a souvent l’habitude de lever les yeux vers le ciel quand il s’agit de musique électronique, comme si chaque oscillateur n’avait qu’une ambition : rejoindre les étoiles. Terrenus de David Lee Myers, lui, inverse la focale. Ici, les fréquences ne s’évadent pas vers l’infini sidéral : elles s’enracinent. Elles rampent, glissent, se faufilent dans des interstices minéraux, serpentent dans des lits de rivières fantomatiques. Ce n’est pas de la space music — c’est une musique de la terre, au sens littéral et sensoriel.

Pochette de l'album "Terrenus" par l'artiste David Lee Myers

Dès Terrenus I, l’auditeur est pris dans une toile — filaments de feedback tendus comme les lignes rouges et jaunes de la pochette — où chaque nœud sonore semble relier un point d’écoute à un fragment de paysage mental. Pas de beats métronomiques, pas de mélodies rassurantes : ici, le rythme est celui de la sédimentation et de l’érosion. Les couches sonores s’empilent comme des strates géologiques, modulées par des retours de boucle qui se déplacent avec la lenteur hypnotique d’un glissement de terrain au ralenti.

Myers, pionnier de la rétroaction sonore et artisan patient du feedback, laisse ses dispositifs agir comme des phénomènes naturels. Les délais se croisent, les échantillons se recroisent, et de ces collisions naît une matière sonore vivante, oscillant entre l’organique et l’électrique. Rien d’agressif : les neuf pièces de Terrenus privilégient la caresse de fréquences souterraines aux éclats métalliques trop voyants. On perçoit parfois, sous la surface, une agitation infime — comme si la terre respirait.

L’expérience est presque tactile. On sent la rugosité de la pierre, la fraîcheur d’un sol couvert de mousse, la lumière diffuse filtrée par une brume épaisse. Écouter Terrenus, c’est comme déplier une carte ancienne aux contours incertains : on y devine des reliefs, des vallées, des zones d’ombre, mais rien n’est tracé d’avance. Le chemin se dessine à mesure que l’oreille avance.

David Lee Myers n’est pas un inconnu pour les amateurs d’explorations sonores. Actif depuis les années 80 sous son nom et sous l’alias Arcane Device, collaborateur de figures comme MerzbowTod Dockstader ou Asmus Tietchens, il a bâti une œuvre où le feedback devient un organisme autonome, un partenaire de dialogue. Terrenus s’inscrit dans la continuité de Frontier (2022) et prolonge cette fascination pour les paysages intérieurs, mais avec une douceur nouvelle — une écoute qui ne cherche pas à dominer l’espace, mais à s’y fondre.

À fort volume, on découvre la densité physique de cette matière sonore. À bas volume, elle devient une respiration, un environnement discret mais chargé de micro-événements. On peut l’écouter assis, immobile, ou en marchant lentement — comme si chaque pas synchronisait la dérive des sons.

Au final, Terrenus n’est pas un disque que l’on « termine » : c’est un territoire que l’on visite, puis que l’on quitte à regret, en sachant qu’il continuera de vivre en dehors de nous, de ses boucles et de ses frottements, comme un paysage sonore persistant dans l’oreille. Une œuvre qui invite à explorer non pas l’infini au-dessus de nos têtes, mais les mondes infinis sous nos pieds.

via Solénopole