En voyant sur la pochette le mot “Drumming”, beaucoup penseront sans doute à la célèbre composition de Steve Reich. Le seul rapport, ce sont les percussions. Extrêmement variées, avec, selon les titres, électronique, ordinateurs, échantillons. Un disque qui semblera difficile, et il l’est, mais ne demande qu’à être attentivement écouté pour livrer ses trésors…
Drumming GP désigne un ensemble de percussion fondé à Porto (Portugal) en 1999 par Miquel Bernat, interprète passionné des nouvelles musiques et professeur. L’ensemble a collaboré avec de nombreux compositeurs, qui lui ont aussi écrit des pièces. Michel Bernat a proposé à Miguel Carvailhais et Pedro Tudela, alias @C depuis 2000, expérimentateurs radicaux des sons obtenus par ordinateur et fondateurs et dirigeants du label Crónica, de composer une pièce pour Drumming GP, une pièce qui rassemblerait ordinateurs et percussions sur scène… et sur disque. Il en est résulté bien d’autres compositions, certaines déjà publiées, d’autres jouées. Quelques unes de ces œuvres sont rassemblées pour la première fois sur ce disque.
Le disque présente six pièces, titrés par un simple numéro, parfois suivi d’une lettre majuscule. La plus courte pièce excède de peu sept minutes, la plus longue dépasse les vingt minutes.
“63” (2006, revue en 2022), pour percussion, percussion synthétique et électronique, a été commandée en tant qu’hommage à Frank Zappa, qui pratiquait déjà la manipulation des bandes magnétiques. La version de 2022 prend ses distances avec les échantillons de la musique de Zappa que celle de 2007 comportait. La pièce joue de la régularité, quasi métronomique, des frappes percussives, et du contraste avec les nappes synthétiques. Musique fascinante, d’une abstraction presque onirique dans la longue dérive de la seconde partie et l’explosion finale zappienne.
“58” (2006, revue en 2022), pour deux marimbas et deux ordinateurs. La partition des marimbas est générée par ordinateur, tandis que les ordinateurs sont libres au milieu d’un ensemble de possibles. Le flux des marimbas croise une multitude d’événements imprévus, d’où l’impression d’une longue narration, d’une vie étrange et tumultueuse traversée d’échos, de souvenirs sonores. Le fil se dédouble, les marimbas virevoltant au premier plan, les ordinateurs introduisant une profondeur énigmatique, déroutante : en somme une trame schizophrène, d’ailleurs parfois grinçante, grotesque dans ses ricanements en sourdine, ses couinements, grognements…Dépaysement garanti avec ce voyage extraordinaire !
“88”(2010), pour pierres, objets, microphones et électronique. Les microphones sont placés au-dessus, en-dessous et sur le même plan que les pierres et objets, si bien qu’ils captent leurs vibrations pour les amplifier ensuite. Quelques réverbérations naturelles sont conservées dans la pièce. Frottements, frappes, roulements forment la base de la trame sonore. On a l’impression d’assister au réveil des objets, qui traînent encore avec eux des filaments de rêve, soupirent, se secouent pour exister enfin et donner naissance à la fois à une frénésie et à une harmonie prenante, d’avant le temps.
“66” (2008), pour bols chantants échantillonnés et ordinateur, est sans conteste la pièce la plus déroutante, jouant de plusieurs manières de frapper les bols. Leurs résonances cristallines “dialoguent” avec des sons synthétiques envahissants, qui ne font en dépit de leurs efforts qu’accentuer la diaphanéité incorruptible des harmoniques majestueuses des premiers. Un léger balancement anime cette pièce incroyable, post-industrielle par les sons synthétiques en grappes informes rejouant un chaos primordial, intemporelle par les bols chantants dans leur rectitude harmonique. Une pièce magnifique !
“88R” (2022) pour ordinateur et percussion synthétique dessine un paysage abstrait, entièrement synthétique, troué de frappes profondes, parcouru de zébrures, fractures. Pièce nocturne aux percussions noires, peu à peu saisie d’une frénésie de micro-battements, de déversements et roulements. Un très beau rituel étrange…
“63L” (2007) pour percussion, percussion synthétique et échantillons, mêle bols chantants et curieux solos percussifs qu’on prendrait presque pour le cliquetis d’une machine à écrire accompagnée d’une frappe plus lourde. Les bols échantillonnés donnent un son continu qui contraste vigoureusement avec le discontinu saccadé du massif percussif. Soudain, c’est presque une voix qui surgit dans cette sèche aridité, une voix tenue dans les claquements, puis une autre voix apparue dans la déflagration finale. Très étonnant !
Un remarquable disque de percussion contemporaine, exigeant et constamment inventif.
via Inactuelles